Richard Stallman sur les dangers du brevet logiciel

Mercredi dernier au Paris JUG (une fois n’est pas coutume, on est plutôt habitués aux mardis), Richard Stallman est venu nous parler durant environ 90 minutes des dangers du brevet logiciel. Richard Stallman est un vieil habitué des sorties contre les géants du logiciel, et c’est sans doute avec quelques affaires récentes en tête qu’il a préparé sa conférence, bien qu’il en ait assez peu parlé en fin de compte.

Le personnage cultive un atypisme qui, en 30 ans, est devenu un peu conventionnel. Les cheveux longs, les sandales, le côté hippie, finalement, tout ça, on s’y est habitués. Alors comment, quand on est un personnage comme Richard Stallman, continuer à tenir le devant de la scène ? Simplement, je pense, en présentant des idées simples mais fortes, soutenues par une argumentation infaillible, et des exemples choisis qui font frémir. Et sur tous ces points, Stallman est sans conteste un maître. Durant 90mn, nous avons eu un discours particulièrement intelligent, très clair, parfaitement structuré et ordonné, percutant, convaincant. Et qui plus est par moments, franchement marrant, ce qui ne gâche rien.

Quel est son propos ? Nous montrer comment la notion de brevet logiciel menace notre industrie et sa créativité, en empêchant nombre d’idées nouvelles d’émerger. Et il serait un tort de penser que seule l’industrie du logiciel payant est menacée : les projets libres, open source et / ou gratuits le sont aussi.

Brevet industriel, logiciel, et droit d’auteur

Richard Stallman au Paris JUG le 3/10/2012
Richard Stallman au Paris JUG le 3/10/2012

Un logiciel est reconnu comme une œuvre de l’esprit, et de de ce fait protégé par le droit d’auteur.  Ce même droit d’auteur s’applique aux œuvres musicales, aux créations artistiques, à la mode, à l’architecture, etc… Le fait de copier une chanson et de diffuser cette copie est une violation des droits d’un auteur, défendus en général par une société tierce qui en est titulaire. Lorsque l’on signe un contrat de travail avec une société ayant pour objet d’écrire un logiciel, on signe avec une mention qui reconnaît la cession de ce droit à cette société. La mention de copyright de tout logiciel open source cite toujours la personne qui a écrit le code, comme propriétaire des droits, droit qui n’est pas cédé, même si le code, lui, l’est. Enfin, lorsque l’on achète un logiciel, on n’achète en général que le droit de l’utiliser, on n’en devient nullement le propriétaire.

Un brevet ne doit donc pas être confondu avec le droit d’un auteur. Richard nous le rappelle d’ailleurs lors de la séance de questions / réponses.

Un brevet a pour objet de protéger une idée, éventuellement sa mise en œuvre. À l’origine, le brevet est censé protéger une invention dont la mise au point a été particulièrement coûteuse, contre une copie qui elle, serait très peu coûteuse. Richard parle de ce point, et ne conteste pas que dans de nombreux domaines de l’industrie le brevet est nécessaire. Le brevet permet à des personnes qui investissement lourdement dans une invention, de pouvoir l’exploiter et rentrer dans leur investissement. Dans ce cas, le brevet favorise l’innovation. Comme il finit par tomber dans le domaine public (au bout de 20 ans), le bénéfice finira par profiter à tous.

Puis-je utiliser une invention dont je ne possède par le brevet ? Oui, il me faut pour cela passer un accord avec le détenteur de ce brevet. Il y aura une contrepartie financière, nous sommes dans le domaine commercial, et les exemples d’exploitation de brevets sous licence sont nombreux, dans tous les domaines de l’industrie.

Ce que Richard nous explique, c’est que le brevet logiciel n’est pas dans ce cas. Une invention en matière de logiciel est un processus très peu coûteux, si peu coûteux même que des centaines de milliers de brevets logiciels existent déjà, et plusieurs dizaines de milliers sont déposés chaque année. Le brevet logiciel ne protège donc pas un investissement important. Que protège-t-il alors ? Essentiellement rien, si ce n’est la suprématie de quelques très grandes sociétés. Richard nous en cite quelques unes : IBM et Apple notamment.

Quelle différence avec le droit d’auteur ?

Comme nous le dit Richard, le droit d’auteur ne doit pas être confondu avec le brevet logiciel. Ce droit est valide, même en l’absence de brevet.

Si j’écris un code pour mon propre compte, même libre, gratuit et diffusé en open source, je reste le propriétaire du copyright sur ce code. Si un autre développeur prend une partie de ce code pour l’intégrer dans son propre projet, alors ce qu’il doit faire dépend de la licence sous laquelle j’ai diffusé ce code. Au minimum il doit me citer. S’il pose son propre copyright sur mon code, alors il viole mon droit d’auteur, et je suis en droit de l’attaquer.

Alors que le brevet logiciel « protège » un algorithme ou une idée en matière de logiciel (une « invention »), le droit d’auteur protège le code proprement dit. En cas de différend entre auteurs, les juges vont donc prendre ce code, et estimer si l’un a copié l’autre. Il faut donc que ces codes soient physiquement identiques, ou très peu différents.

Cette situation n’est pas une vue de l’esprit, même dans le domaine open source. On se rappelle la bagarre qui opposa JBoss et la fondation Apache en 2003. JBoss a envoyé ses avocats à l’ASF, accusée d’avoir copié une partie du code de JBoss server dans une préversion de Geronimo. Ce droit d’auteur est le même que celui qui protège un auteur / compositeur de la duplication d’une partie de la musique qu’il écrit, ou les grandes marques de mode, de la copie de motifs ou de formes de vêtements.

Dans certains domaines, notamment la littérature ou le journalisme, le droit de citation existe. La partie citée doit alors apparaître clairement dans le corps du texte, et l’auteur de cette partie doit être mentionné, ainsi que l’œuvre utilisée pour la citation.

De quoi ce danger est-il fait ?

En quoi le brevet logiciel est-il dangereux ?

Essentiellement en ce qu’il bloque toute innovation émanant de petites sociétés ou d’indépendants. La démonstration de Richard est très simple : le nombre de brevets est tellement important, et la façon donc chacun d’eux est rédigé est parfois tellement obscure, qu’il est impossible à une personne seule, et même à une société, de savoir si le produit logiciel qu’elle développe va violer un brevet existant. En fait, statistiquement, elle peut être à peu près sûre qu’elle va violer un brevet existant. On peut ajouter à cela qu’un brevet peut exister sans être publié pendant 18 mois. Donc même une recherche menée sérieusement et de bonne foi peut ne pas aboutir.

Richard Stallman patchant Emacs
Richard Stallman patchant Emacs

Comment ce danger se manifeste-t-il ?

Richard nous présente plusieurs exemples (le compress du projet GNU, le format GIF et d’autres) absolument édifiants, qui fonctionnent à peu près tous sur le même principe.

Un logiciel est écrit, afin d’être diffusé sous licence libre. Il viole un brevet, voire plusieurs, peut-être même des milliers. Le détenteur du brevet s’en rend compte. Que fait-il ? Plutôt que de bloquer immédiatement sa diffusion, il attend plusieurs années que ce projet rencontre le succès. Dans le cas du format GIF, ce fut le cas. Une fois qu’un pan entier de l’industrie (en l’occurrence il s’agissait des fournisseurs d’accès Internet, nous sommes en 1994) utilise le logiciel « fautif », le détenteur attaque, afin d’obtenir le plus de dédommagements possibles. Evidemment les développeurs ne seront pas poursuivis : ils ne sont pas solvables. Ce sont les hébergeurs de webzines, Compuserve, en tête (dans le cas de GIF), qui sont visés, mais les petits tremblent aussi. Dans le cas du format GIF, les éditeurs de logiciels de retouche ont du aussi s’acquitter d’une licence d’exploitation.

Cette façon de faire, particulièrement vicieuse, pourrait être la mort du développement indépendant et libre. Quel crédit accorder à un logiciel écrit par des indépendants, de bonne foi, mais incapables de dire s’ils violent des brevets ? C’est ici que se trouve le danger : j’utilise un produit libre, et j’ai le risque, si je rencontre le succès, de devoir verser mes bénéfices à quelques majors aux dents longues.

Ouf, je possède un brevet qui me protège !

Hélas, il y a bien des chances qu’il ne te serve à rien. Tu possèdes un brevet qui protège 1% de ton produit ? Parfait, j’en possède 9 que tu violes avec les 99% restants. Et si je n’en cite que 9, c’est parce que j’ai eu la flemme de fouiller dans mon catalogue qui en compte quelques dizaines de milliers. En cherchant bien, je suis sûr que je pourrais en trouver quelques dizaines d’autres. Donc tu as le choix : soit tu me donnes ce brevet et je te laisse tranquille, car je suis bon. Soit je t’écrase. C’est un peu un discours entre le cyclope et la fourmi, mais c’est la situation que nous décrit Richard.

Les lobbys pro-brevet logiciel, notamment américains, expliquent qu’un brevet protège un inventeur contre les gros. C’est souvent le cas dans l’industrie lourde. Dans l’industrie du logiciel ce n’est pas vrai : un brevet logiciel ne protège pas un petit contre un gros, car il ne peut pas porter sur la totalité d’un produit.

Le brevet logiciel n’est pas une arme de protection ou de défense. C’est une arme de dissuasion, qui peut devenir une arme de destruction massive. Steve Jobs ne parlait-il pas de guerre thermonucléaire quand il évoquait les actions d’Apple contre Android ?

Quelle solution ?

Richard évoque trois solutions pour échapper à ce danger.

  • Acheter une licence d’exploitation. Le détenteur d’un brevet n’est pas obligé d’accepter une telle vente, et rien ne peut l’y contraindre. De plus, les droits d’utilisation qu’il peut demander peuvent rendre le produit en question trop coûteux à développer, ou invendable car trop cher.
  • Annuler le brevet : mieux vaut oublier ! Les avocats se frottent déjà les mains à cette idée : longue procédure, argumentations à perte de vue, victoire peu assurée ! Richard nous cite l’exemple d’un cas pourtant désespéré, gagné finalement et contre toute attente par Kodak. Il faut dire que le jugement avait été rendu devant un tribunal localisé dans une ville où Kodak employait beaucoup, beaucoup de personnes…
  • Le contourner : un peu le même cas que le précédent, belle bataille d’avocats en perspective.

Les choses sont-elles verrouillées à ce point ? Oui, mais pas pour tout le monde. Ce que l’on observe aujourd’hui, c’est que quelques megacorporations (terme utilisé par Richard) verrouillent l’accès à leurs brevets, sauf aux autres megacorporations, avec lesquelles elles négocient des accords d’échange et des pactes de non-agression. L’image qu’il prend est la suivante : au sommet de la colline se trouvent les majors, et tout en bas, les autres. En l’état actuel des choses, aucune solution ne permet de se hisser au niveau de ces quelques majors.

Conclusion

Richard conclut sur un état de fait désespérant : aujourd’hui, les majors dépensent plus d’argent pour financer le dépôt de leurs brevets qu’en recherche et développement. La suprématie du juridique est en marche : au secours !

Le brevet a été détourné de son objet premier, il est un moyen juridique scélérat utilisé pour assurer la pérennité de la suprématie de quelques mégasociétés. Richard nous cite deux autres domaines de l’industrie dans lesquels les brevets sont exploités de façon maligne :

  • la pharmaceutique, qui autorise quasiment le brevetage de choses qui ne sont pas encore inventées ;
  • et l’agro-alimentaire, qui empêche les agriculteurs de resemer librement une partie des graines qu’ils ont récoltés la saison précédente. Merci à Monsanto d’avoir ainsi mis un terme à une tradition humaine vieille de 10 mille ans.

Il milite donc pour le retour à une utilisation raisonnée des brevets, et son annulation dans le domaine du logiciel : « un logiciel n’est pas brevetable ». Il cite également Twitter, société qui a publiquement déclaré qu’elle n’utiliserait ses brevets que pour se défendre.

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Réferences

La bio de RMS sur Wikipedia : http://en.wikipedia.org/wiki/Richard_Stallman

Le site de la FSF, on peut y acheter des goodies, cette vente soutient la fondation : http://www.fsf.org/

Un morceau oublié d’une partie du projet GNU, pourtant magnifique : http://pisti.net/alm/gnu.htm

Un excellent blog sur les brevets et le brevet logiciel : http://www.becker-posner-blog.com/2012/09/do-patent-and-copyright-law-restrict-competition-and-creativity-excessively-posner.html

La bagarre entre JBoss et l’ASF : http://www.theserverside.com/news/thread.tss?thread_id=22337

On peut lire aussi le compte-rendu de Nicolas : http://www.touilleur-express.fr/2012/10/04/richard-stallman-et-les-brevets-logiciels-conference-au-parisjug/